Depuis janvier 2000, les pays africains ont consacré environ 150 millions de dollars aux cabinets de lobbying américains pour défendre leurs intérêts aux Etats-Unis. L’absence de professionnels africains dans ce secteur stratégique coûte amplement plus cher à leur continent.
Par Guy Gweth
Cette estimation sur dix ans [1], qui n’intègre ni le coût des prestations non déclarées, ni celui des cadeaux offerts en bonus, s’avère plus complexe à réaliser sur le lobbying africain en Europe. Car les liens historiques et les réseaux parfois mafieux [2] qui unissent certains anciennes puissances coloniales (et leurs lobbyistes) à leur clientèle africaine rendent techniquement intraçable une partie de la fortune publique engagée par les gouvernements à des fins d’influence et de contre-influence. Une forte odeur de dessous de table et de trafic d’influence s’en dégage qui constitue l’une des principales raisons pour lesquelles le lobbying souffre encore malheureusement de préjugés défavorables aux yeux de l’opinion publique. Cette perception, qui suscite peu de vocations chez les cadres africains compétents (mais « non introduits ») a ouvert un boulevard aux grands cabinets de public affairs américains.
Aux États-Unis, les meilleurs clients africains restent anglophones
Le Top 10 des pays africains classés dans la catégorie « meilleurs clients » des lobbyistes de Washington D.C. comprend essentiellement les pays anglophones, en tête desquels le Nigeria, le Zimbabwe, le Kenya, le Ghana et l’Afrique du Sud, auxquels s’ajoutent l’Angola, la Guinée équatoriale et, désormais, la Libye. Les pays francophones les plus dépensiers sont aussi les mêmes depuis une décennie : la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Burkina Faso, le Sénégal et le Cameroun. Les objectifs varient en fonction de la situation de chaque pays même si l’obtention de rendez-vous à forte valeur symbolique et l’amélioration de la perception du client (État et/ou personnalité politique) par les membres du Congrès, de l’exécutif et les investisseurs américains constituent les deux principaux motifs les plus couramment évoqués. De manière générale le coût habituel des prestations s’envole dès que le prestataire est un ancien ministre, diplomate ou officier US, et peut facilement atteindre 75 000 dollars/mois.
En Europe, les tarifs sont multipliés par cinq ou dix pour les Africains
Rien qu’à Bruxelles, 3500 groupes d’intérêts privés font travailler 27 000 personnes environ dans le secteur de l’influence [3]. Les honoraires des cabinets spécialisés, ici, sont assez homogènes. Les conseils en influence touchent officiellement entre 300 et 400 euros/jour (pour les directeurs), de 250 à 280 euros/jour (pour les seniors) et de 150 à 200 euros/jour (pour les consultants). Les forfaits de veille thématique oscillent, quant à eux, entre 10 000 et 50 000 euros/an et les forfaits d’assistance permanente vont de 100 000 à 200 000 euros/an. L’ensemble de ces tarifs est multiplié par cinq, voire par dix, lorsque ces prestataires opèrent au profit des États africains. Les lobbyistes ou communicants (l’appellation varie en fonction des sensibilités) n’ayant que l’obligation de moyens, la pratique des success fees s’est largement répandue, ouvrant la possibilité aux « influençeurs » bien introduits [4] de doubler, et même de tripler, leur mise initiale lorsque les résultats escomptés sont atteints. De plus en plus pratiqué, l’intéressement, quant à lui, peut s’élever jusqu’à 30% du nominal du contrat.
En Afrique, le lobbying s’apparente souvent à la corruption
A l’inverse de l’Europe où il s’institutionnalise progressivement et des États-Unis où il est légalisé depuis 110 ans – les lobbyistes sont reçus au Congrès dès 1946 pour défendre des groupes d’intérêts privés –, le lobbying reste une activité informelle sur le continent africain. Il met en scène des personnalités aux profils très divers qui, loin d’agir sur les parlementaires, gravitent autour de l’exécutif à un moment donné. On y trouve aussi bien d’anciens ministres et diplomates que des hommes d’affaires, avocats et quelquefois des consultants en stratégie. Ces dernières années, des entreprises comme Safran (au Nigeria), Sagem (au Kenya) ou Vodafone (au Ghana), incapables de dresser des « cartographies d’acteurs invisibles » souvent constituées de parents, maîtresses, camarades de loges ou de chefs traditionnels… se sont pris les pieds dans les filets en se fiant aux titres des cartes de visite. Plusieurs millions d’euros ont ainsi été dépensés sous la table pour influencer les décideurs, sans garantie de résultats. Ces pratiques, liées à la gouvernance de certains États, ainsi qu’à l’absence de professionnels du lobbying dans les pays africains, alimentent la corruption et coûtent cher en termes d’image.
Dans l’ensemble les recrutements se font dans les rangs des pays cibles
A l’instar des « groupes d’intérêts japonais qui pratiquent un recrutement presque systématique des négociateurs officiels américains avec le Japon » [5], de nombreux États africains recrutent fréquemment d’anciens représentants américains dans leur pays pour défendre leurs intérêts aux États-Unis. Lorsqu’on les interroge sur les contrats les plus représentatifs de cette tendance, les analystes citent généralement celui de Milton Bearden (de Steeplechase Group) qui continue d’alimenter le débat sur l’éthique des lobbyistes. Cet ancien chef de station de la CIA au Soudan (de 1983 à 1985) fut engagé au début des années 2000 pour faciliter la normalisation des relations entre Washington et Khartoum. Ses honoraires furent fixés à 50 000 dollars/mois pendant deux ans. Plus récemment le souhait du colonel Mouammar Kaddafi de publier dans une prestigieuse revue américaine ou de recevoir de célèbres universitaires américains sur le sol libyen, à l’instar des professeurs Michael Porter [6] ou Francis Fukuyama [7], a suscité des débats d’ordre éthique après que Tripoli ait attribué ce contrat aux Américains du Monitor Group, pour un montant resté confidentiel.
Les États africains peuvent faire des économies sur leur budget lobbying
La plupart des experts africains de l’intelligence économique conviennent qu’en accédant tout simplement à une information (en open source) de meilleure qualité, les gouvernements africains pourraient épargner entre 10 et 15% de leur budget annuel de lobbying international. Ce pourcentage est susceptible d’atteindre les 30% par an si les pays d’Afrique génèrent et structurent leurs propres professionnels de l’influence. A cet égard la question de la création d’un centre continental de formation au lobbying doit stratégiquement être abordée dans la perspective d’une standardisation – déjà amorcée – des pratiques au niveau international. Pour certains analystes, comme Kevin Moloney de la Bournemouth University (Royaume-Uni), le premier pas de ce processus de standardisation a été franchi avec la publication, le 15 juillet 2009, de la plus importante étude [8] jamais réalisée sur les groupes d’intérêts et leurs pratiques de lobbying en Asie, en Amérique latine, dans le Moyen-Orient et en Afrique.
Sources : Les Afriques, n°111 : du 11-17 mars 2010, P. 9.
Notes :
[1] Evaluation réalisée, fin janvier 2010, par GwethMarshall Consulting sur la base des déclarations faites par un échantillon de dix cabinets de lobbying américains ayant au moins un Etat africain dans leur portefeuille-clients : Cassidy & Associates, Cohen & Woods, Edelman, Foley Hoag LLP, GoodWork International LLC, Patton Bogs, Powell Tate, Shandwick Public Affairs, Valis Associates et Verner, Liipfert, Bernhard, McPherson & Hand.
[2] François Xavier Verschave, De la Françafrique à la Mafiafrique, Tribord, janvier 2005, 70 p.
[3] Bernard Lecherbonnier, Les lobbies à l’assaut de l’Europe, Albin Michel, janvier 2007, 184 p.
[4] Vincent Hugueux, Les sorciers blancs : enquête sur les faux amis français de l’Afrique, Fayard, janvier 2007, 335 p.
[5] Michel Clamen, Manuel de Lobbying, Dunod, juin 2005, p. 168.
[6] Professeur de stratégie d’entreprise à l’Université de Harvard, Michael Porter est internationalement reconnu pour ses travaux sur la maîtrise des avantages compétitifs en environnement fortement concurrentiel ou hostile. Il est notamment l’auteur de L’avantage concurrentiel, Dunod, octobre 2003, 647 p.
[7] Enseignant à l’Université John Hopkins de Washington D.C., Francis Fukuyama est un économiste, politoloque et philosophe américain d’origine japonaise, mondialement connu pour ses théories sur « la fin de l’histoire ». Il est notamment l’auteur de La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, septembre 1993, 451 p.
[8] Interest Groups and Lobbying in Latin America, Africa, the Middle East, and Asia : Essays on Drug Trafficking, Chemical Manufacture, Exchange Rates, and Women’s Interest, Edwin Mellen Press, juillet 2009, 417 p.
G.G.